Voué ainsi au germe de la connaissance, le poète doit donc accepter dans toute sa plénitude et ses exigences l’état complexe de ce mouvement perpétuel et presque physique qu’est la grâce poétique. Inutile de rappeler qu’entre prose et poésie, la variance ou la marge de différence est très significative, et que l’état de grâce ne se manifeste nullement sans le passage isolé à l’état poétique. Une telle différenciation devient évidente lors de la transcription des mots qui représentent d’une manière systématique un ensemble de gestes destinés à la réalisation du projet de l’écriture.
Mais, quelles sont donc, à travers des citations d’auteurs, les facettes multiples de l’artiste ?
Hubert Aquin, dans une communication magistrale (1), soulignait que "le moi est un intertexte, la conscience du moi un commentaire désordonné", faisant donc ressortir les rôles antithétiques de médiation implicite du sujet écrivant et de perturbation explicite qu’engendre cette prise de conscience dans l’acte de création littéraire. De telle sorte que l’oeuvre artistique constitue le résultat d’un compromis entre un prototexte inscrit en puissance dans le moi forgé par l’éducation, l’instruction, les lectures, le caractère, etc., et l’effort volontaire de l’écrivain pour produire un texte définitif conforme aux exigences du sur-moi intellectuel. Ce qui fait que tout artiste est en lui-même un procréateur et un censeur dans le processus d’accouchement intellectuel, qu’il en soit conscient ou non.
Pour Jorge Luis Borges, l’univers de l’écriture correspond à un monde d’emprunts avec une asymptote dont les extrémités se rejoignent selon une courbe de maturation intellectuelle diachronique et le hasard des dons attribués à l’écrivain persévérant. "Curieuse destinée, dit-il, que celle de l’écrivain. À ses débuts, il est baroque, vaniteusement baroque ; au bout de longues années il peut atteindre, si les astres sont favorables, non pas la simplicité, qui n’est rien, mais la complexité modeste et secrète." (2)
Dans l’optique de Francis Ponge, "nous naissons, nous, chaque fois (et aujourd’hui encore), muets dans un monde muet. Il ne nous manque que la parole et il s’agit donc de la prendre puisque, au regard de ce que nous avons à dire, nous serions un peu loin du compte, nous en tenant à la langue telle qu’elle se donne (elle s’est un peu trop donnée depuis sept cents ans)." (3) Ici, il n’y a rien de commun avec les opérations où le langage, tout donné, n’est utilisé que comme véhicule ou comme monnaie d’échange. L’écrivain se doit d’éviter les vieux sentiers battus linguistiques pour se frayer sa propre voie langagière, au risque de braver les conventions rigides et les écoles sclérosées, de mécontenter les censeurs pas trop conservateurs, de bousculer les habitudes un peu trop rassises en matière d’écriture.
Pierre Reverdy déclare de son côté : "[...] la véritable importance de la poésie du point de vue général n’a pas à être sociale, c’est-à-dire au fond politique, elle est vitale - elle a toujours été vitale. Je crois qu’elle est à la base de l’élévation de l’homme et de toute son évolution. Le sens poétique, inné chez l’homme, a même certainement été la source de toutes les religions." (4)
Eu égard à une à une telle conception vitaliste de la poésie, le poète n’a pas à chercher absolument l’approbation ou la consécration « sociale » pour se sentir à l’aise dans sa peau. Pas plus que sa poésie n’a besoin d’être politiquement engagée pour être jugée valable. Car ses obligations premières, si obligations il y a, doivent se porter avant tout vers la vie, c’est-à-dire vers tout ce qui est susceptible d’assurer sa pérennité et de la développer, bref, de l’enjoliver, tant qu’il est vrai de dire que la principale préoccupation de l’art est d’embellir la vie. L’engagement social ou politique de l’artiste ne constitue donc qu’un ruisseau dont la finalité est de se jeter dans le grand fleuve de la vie et d’élever l’homme au-dessus de son animalité.
Et le poète André Breton va encore plus loin en disant : « J’estime que, lorsqu’une oeuvre qui présente extérieurement les apparences de la poésie prétend à une valeur immédiate sur le plan social ou se voit accorder d’emblée une importance sociale, elle n’a, en fait, plus rien à voir avec la poésie. » (5)
Une telle position peut paraître radicale, mais il n’en demeure pas moins vrai qu’elle peut s’appliquer à une littérature trop bassement intéressée et opportuniste comme celle, entre autres, conçue exprès pour encenser un quelconque potentat de l’heure ou pour glorifier fallacieusement les prouesses mythiques de la classe prolétarienne, au "bon" vieux temps du stalinisme.
Que reste-t-il d’une telle poésie à caractère social pour fins de consommation immédiate par les masses ?
Pour parodier Proust dans son oeuvre maîtresse, À la recherche du temps perdu, quant à ses souvenirs envers Albertine, même pas "un profil sur la mer" ; autrement dit, pas grand-chose.
"À moi, l’apprenti", écrit Émile Ollivier, dans un élan d’humilité voilée mais admirable, "Borges m’aura appris de me moquer de l’originalité. La porte d’entrée de la création c’est l’imitation et à la limite, c’est la lecture et non l’écriture qui crée l’oeuvre. Cela peut sembler un paradoxe mais qu’on regarde de près, tous les écrivains sont des voleurs de mots..." (6)
Cela ne veut pas dire que l’auteur des Urnes Scellées (1995) dédaigne en soi l’originalité dans la création littéraire ou artistique. Loin s’en faut ! Si l’on comprend bien Émile Ollivier, il veut tout simplement dire qu’un apprenti-écrivain n’a pas à se préoccuper outre mesure de faire preuve d’originalité dans ses premières productions, car il tend de façon plus ou moins inconsciente à écrire en prenant pour modèle un mentor qu’il imite, et à s’appuyer surtout sur ses trésors de lecture qu’il a emmagasinés avec le temps. L’originalité viendra en temps opportun. Sinon, son obsession de paraître coûte que coûte original risque de bloquer son inspiration.
L’histoire universelle fourmille de ces exemples d’imitations dans le domaine littéraire, artistique, voire philosophique : ainsi les dettes du fabuliste Lafontaine envers Esope ; les emprunts de Picasso à l’égard de l’art négro-africain ; les premiers pas de la tragédie racinienne dans la foulée du théâtre de Corneille ; les "vols" effectués par la culture grecque antique à l’encontre des enseignements dispensés par les prêtres de l’ancienne Égypte dans les temples de Memphis, de Thèbes et d’On, dont Socrate s’est fait le vulgarisateur de la célèbre maxime "Connais-toi toi-même", et Pythagore le concepteur exclusif du théorème sur le carré de l’hypoténuse connu de tout élève du secondaire initié à la géométrie tant euclidienne que non euclidienne.
On voit donc que l’expression d’ Émile Ollivier, à savoir "se moquer de l’originalité" dans la création d’une oeuvre, doit être prise, d’une part, dans son sens psychologique, de ne pas se laisser paralyser par une fixation sur la phénoménologie de l’originalité dans ses débuts d’apprenti-écrivain à tout le moins ; d’autre part, dans son acception philosophique, car tout mépris initial à l’égard de l’originalité implique une façon de paraître original dans une certaine mesure, façon d’être qui peut conduire à une originalité non pas recherchée comme une finalité mais retrouvée ou rencontrée au hasard.
En fin de compte, tout écrivain est "voleur de mots", puisqu’il est dépendant du dictionnaire et de la grammaire dans son acte de création, sans parler des idées dont il se fait la caisse de résonance. Mais l’originalité réside précisément dans la manière dont le "vol" est perpétré et dans l’agencement des mots qui finit par occulter le "vol" à la sagacité et à la vigilance du lecteur le plus avisé.
Pour sa part, le romancier français Michel Tournier, dans un état de complicité absolue, confia à la revue L’Actualité qu’il y a "des écrivains qui écrivent parce qu’ils n’ont rien à dire, et qui descendent de Mallarmé. Il y a ceux qui écrivent parce qu’ils ont quelque chose à dire. Ce sont les enfants de Zola. J’en fais partie." (7)
C’est une façon outrecuidante mais on ne peut plus véridique de dire que parmi les écrivains on retrouve des bavards stériles et des bavards intéressants. À nous d’effectuer un choix judicieux parmi eux. Somme toute, il ne fait pas de doute que l’écriture est également tributaire du langage (non parlé), et que le poète est plus que jamais seul et confronté à lui-même (8).
N’est-il pas étrange que l’impression poétique marque la claudication du langage parlé, et sème à tout vent la fabulation qui est fille du coeur ?
La chaleur ressentie après lecture d’un vibrant poème (rythmé, syntaxé, phonétisé) prouve bien l’anticipation, l’inauguration, la gestation même d’une vitalité quasi surréelle qu’on peut d’ailleurs surnommer par exégèse Littérarité. D’autre part, il n’est point besoin de souligner l’identité géopoétique de l’écrivain ou du poète. Les lignes de l’imprimé suffisent en tant qu’agréables indices à relater l’enthousiasme et/ou la négation du poème.
Mystère insipide et glacial de la passion ou du degré d’émotivité de l’écrivain que travaille le langage. Geste spirituel et vérité intrépide / itinérante de l’Homme du jour.
Bibliographie et Références
1.Hubert Aquin : Le texte ou le silence marginal ?, in Blocs erratiques (Montréal, Les Quinze, 1982), p. 271.
2.Naïm Kattan : Écrivains des Amériques, Tome III, Hurtubise, Montréal, 1980, p. 26.
3.Francis Ponge : Méthodes, Gallimard, Paris, 1961, p. 297.
4.Francis Ponge : Méthodes, op. cit., p. 298.
5.Francis Ponge : op. cit., p. 299.
6.Émile Olivier : L’exemple Borges, in Tribune Juive, vol. 4, no. 2, septembre-octobre 1986, p. 7.
7.Voir la revue L’Actualité, décembre 1986, p. 152.
8.Lire l’entretien avec Anthony Phelps, in Le pouvoir des mots, les maux du pouvoir de Jean Jonassaint, Arcantère / PUM (éditeurs), Paris / Montréal, 1986, pp. 101-128. 7.Voir la revue L’Actualité, décembre 1986, p. 152.