Tantôt ce sont des colonnes de pénombre
au flanc desquelles le rythme du travail
projette des silhouettes en transe
réfractant le soleil dans leurs paumes offertes. »
(La source)
Si Jean-F. Brierre, avec Black Soul (1947), parvenait d’un tour de force à établir une sorte de lien et de communion avec la grande poésie, quelque chose qui rappelle en tous lieux la manière homérienne, mais avec une passion toute vigoureuse de vivre la vie des poètes, l’une des préoccupations majeures de l’ouvrage était le monde des esclavagistes et cannibales. Ce long poème traduit tout en long ce que Henry Miller semble à son tour "cracher sur la race blanche des conquérants de ce monde, Anglais dégénéré, Allemand borné, Français content de soi et de son confort"1. En bon pirate de l’air imagé, poète de réflexion et d’action, l’oeuvre de Brierre, foncièrement d’inspiraton indigéniste ou nègre, tourne parfois à l’enchantement et annonce alors la naissance d’une poésie de l’imagination, voire de l’illusion.
Le plus beau livre de Jean-F. Brierre demeure, sans aucun doute, La Nuit (1955). Fait d’une flotte de mots vigoureux et originels, ce poème marque à jamais d’un sceau impitoyable la poésie haïtienne. C’est un véritable testament de l’apparition de l’Homme sur terre, de sa continuité, du quotidien biblique et de la démesure accusée des grands prophètes du Judaïsme. Si l’influence de la Sainte Bible est certaine à travers ce poème, il ne faut point, par ailleurs, oublier la part du Victor Hugo de La Légende des siècles (1859). Le poème à elle, sa femme, cette mère Afrique, La Nuit, est d’une extrême exaltation et libère, en matière de poésie, la réflexion philosophique du poids marqué par la raison.
« C’est d’elle que je me souviens, du limon originel aux adventices de la pensée
Elle qui calfatait les cales du vaisseau négrier
Et les houles sur quoi flottaient les douleurs noires enchaînées
Et la touffeur que ponctuaient les râles des mourants.
Elle, le passager clandestin dont la seule présence
Peuplait de conjonctions de soleil, de terre et de ciel le voyage tombal.
Elle que pressentaient mes yeux fermés sur l’inconnu trouble du sang,
Qui gantait du velours triste de sa caresse insolite
Mes doigts sans os refermés sur le vide où se forme la vie.
Elle que j’ai trouvée présente dans l’ombre de mon père
Qui l’avait senti vivre à l’ombre de son père et son père de son père.
Elle qui remplissait les cheveux et la voix et le front de ma mère
Si bien qu’elle coulait, source sans eaux, de ses mains brunes jusqu’à mon cœur,
Ses mains, sœurs animales des feuilles neuves d’avant le déluge.
Elle qui fut avant le Verbe d’or et logea le chaos.
Elle de qui sont nées les étoiles et les galaxies,
Dans les prunelles de l’éther océan, fleurs de gel,
Songes désaltérants dans le sable accumulé de l’insomnie.
Tout se meut autour d’elle et son silence ponctuera la voix de l’Éternel.
Elle a dicté les mots et le frisson cosmique du verset.
C’est dans sa caverne aux parois lisses de carrare
Qu’ayant touché d’un doigt inattentif le lourd coffret des temps
Dieu éparpillera ses dessins primitifs peuplés de fleurs et d’émaux… »
(La nuit)
Avec Découvertes (1966), Jean Brierre reprend de force et de talent la somme poétique inaugurée dans La Nuit (1955) et dans La source (1956). Mais, il s’y oppose au parti-pris de la poésie de séduction, et renvoie à l’histoire. Histoire de l’Homme et de ses grandes découvertes. De l’homme noir et de l’esclavage au Nouveau Monde. Mère Afrique nous parle :
« A bord du négrier,
les hommes enchaînés m’embrassaient les genoux,
car, s’ils allaient mourir, eux tous voulaient survivre.
Et j’étais le lien entre la cale et l’espace,
les chaînes et la liberté,
le silence et la révolte,
la nuit et l’aurore….
Je sais que dans l’eau pâle de tes yeux
gisent dans des villages foudroyés
des beffrois engloutis sonnant désespérés
le tocsin abyssal du rêve assassiné,
et que les pulsations de ton sang
se blessent aux pointes des clochers
qui, tels des fossoyeurs obstinés, creusent, creusent…
Mais en deçà du cimetière et du naufrage,
en deçà des départs et en deçà du verbe,
en deçà de ton souffle, en deçà de ta chair,
en deçà même de ton silence plutonien,
attend, sous le regard insomnieux d’une veilleuse,
l’escalier ténébreux dressé au cœur de toi
qui mène en lofant dans la cale du négrier.
La cale, c’est ta Patrie et c’est ta loi….
Je suis ta langue et ta mémoire
et les lambeaux réunis de toi-même.
J’ai bu du fiel, touché le feu, respiré la mort, entendu le silence.
Laisse-moi me lever de mes sueurs et leur dire
que tu es simplement, aveuglément
au rythme du Tambour Nègre : La Source. »
A suivre...