Mise à jour le 26 septembre
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Mardi 10 d&ecute;cembre 2024 02:22 (Paris)

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Poème de Saint-John Kauss

ARCHIPEL DES ANTILLES

à Lenny (Gia Fai) et tout dire bonne traversée

« îles fortunées, douces comme des hanches fraîches. »
(Pablo Neruda)

Peut-être que je saurai un jour le nom de la femme que célébraient dans l’estime la hune et les guis / les vierges dans les haubans d’espoir que signalent mes filles lentes en immersion d’allégresse

peut- être que je saurai
pourquoi la rose est de couleur
d’icaque

pourquoi me souvenir de tant de règnes de l’enfance
ô souvenances
de terres brutes et mains nues
pourquoi me souvenir de tout ce qui foule aux pieds les fleurs et papillons
peut-être que je saurai pourquoi la rose mime la civette
pourquoi le cannelier attend toujours l’aube décente
et la rosée généreuse le goût amer des alizés
pourquoi l’ocelot a peur de la rivière / du sureau
et des statues d’ébène

peut-être que je saurai le secret de la genette
la magnificence de l’agressif saule
la fierté du bouleau sous le règne des venelles
peut-être que je saurai tout des dimanches des matelots des mendiants et des péripéties du pollen

j’aime encore cette femme qui me doit tant de rêves
tant de gestes silencieux la nuit
à oublier l’appel que fit grâce l’amande entre mes mains rudes de joie et d’action

j’aime encore la femme qui m’a rendu le visage pâle et le poème à hauteur de l’étreinte
la femme qui mendie mes vers que jalousent des amis silencieux
j’aime encore cette femme au teint d’acajou
fabuleuse à dévorer
entre deux poèmes
qu’elle était belle
qu’elle était fière

que ma femme eut été belle et fière à supporter quand j’écrivais des poèmes que mes amis silencieux comprennent et jalousent
ô voiles tardifs des dieux en fleurs

que la terre la salue
elle
princesse des fûts et de siguine
et je me dis encore qu’elle était belle
d’ardoise
qu’elle (me) fit oublier ma folie des campêches
des fleurs et des fables d’abondance

qu’il y ait lieu d’oublier la folie abondante des hommes
mes filles qui jouent du côté droit de la terre
ramassent à petits pas les trois pincées réglementaires et crient TERRE

mille terres dans la transe des vagues hallucinées qui vont et viennent accompagnées de passions monstrueuses
Terres de flibustes concasseurs et concocteurs d’indécence que fréquentaient d’office nos filles les plus belles
Terres sous la huppe du vent Caraïbe ramassant peines et pourboires

…j’ai pris connaissance de vos déboires sans aise
ô boucliers de l’esclavage aux jeux de la chandelle
Et j’en parlerai aux souverains des routes et des rivières

j’en parle déjà avec le sourire d’hébétude
sans honneur ni fortune
ô îles généreuses
J’en parle au pan des murs à l’ardoise taciturne étalée au grenier aux livres endormis qui ont soif d’étreintes
à l’amer souvenir de la fiancée délaissée
à la défaite ascétique de Montezuma et de Caonabo
à l’amitié des insectes des fleurs et des rizières

vous venez de quelques royaumes
jusqu’en terre Yoruba / du Congo au Bénin
ô étrange race soumise à la plénitude telle l’oiselle captive / tranquille mais qui a soif d’éternité
Vous venez de terres naïves qui séduisent
lieux dits de brèves accolades à Gorée
Vous venez de quelques royaumes jusqu’en terre Dahomey aux épiphanies du rêve et de la démence
ô fils de misère aux rafles des poètes

je suis pour cette mosaïque de chair neuve / noire du sang de l’Afrique qui lape dégoûts et fleuves géants
peuple d’antiphonaires qui gît toujours dans la poussière comme une étoile immense en demi-pause
et sans espoirs

je suis pour cette race erratique / noire du premier des hommes primates immémoriaux qui ricanaient dans la nuit sauvage l’allogramme
fou de ce continent macabre qui dit la nuit et ses chimères
qui suffit aux mille lieues à parcourir dans la conquête mais dans la peine d’être homme du désespoir

Arawaks / Caraïbes / Taïnos / Ciboneys disparus hier dans l’océan des rêves et de la ruée vers l’or des femmes hommes et enfants blancs comme la neige et le coton qui parlaient à la terre / à l’espace de la parole courbée en simulacres d’arc-en-ciel

ô peuples Sioux / Cheyennes / Apaches et Navajos Ô peuples frères des grandes prairies habités de longues saisons totémiques
qui s’en vont encore nus et naufragés / têtes d’exil et de vaincus / visages pâles et ravagés par la sécheresse et les promesses

l’esclavage a fait peau neuve au beau mitan de cette géographie d’îles des morts et de regrets

ceux qui ont accompli l’exil des hautes terres
qui ont partagé la quintessence de cette immense tragédie humaine Ceux qui ont négocié l’absinthe et le lichen
la désinvolture des rivières et des savanes désolées
Ceux qui ont érigé cette grande citadelle entre les mains du vent Amériques des malheurs et destructrices illégales des mondes
A ceux qui ne l’ont pas souhaité
ces randonnées aux grands canyons ces tournois de chasse à l’homme des saisons ces démêlées pour la terre et ses quartiers de lune
A ceux qui pleurent encore la magnificence des herbes folles aujourd’hui confédérées
Pour ceux-là autant que pour l’estime des hommes qui ne seront jamais éternels

j’entre dans la reconnaissance des peines et douleurs
je constate réfléchi le monde si vieux de vive voix et en colère
j’entre dans la nomenclature des cataclysmes d’hier et des vieilles suppliques
dans l’indicible jointure façonnée de nos mains
j’entre dans le délire et la nuit océanique partageant vos maux / mes syllabes capricieuses sur le tas que nous sommes / hommes aux rêves d’ermite mâchant des mains les doigts de la terre
forcenés qui rêvent debout de dividendes et lambeaux d’humains
comme de ces pierres ruinées parlant au soleil aux pieds des orfèvres

1492 : Ayiti / Quisqueya / Bohio
terre des premières tragédies
et colons
hautes feuilles perchées sur l’Atlantique cruel mais désormais
célèbre
terre d’indiens et de tabac
hautes terres aux garanties d’Amérindiens partis en fumée

Saint-Domingue : terre des colonies bénies au goût de l’amiante pour l’indigène saisi par l’épave / la fosse et l’échafaud / l’harmattan et la toundra qui parlent une langue endunée de la racaille originaire de l’Europe à l’agonie

que reste-t-il de ces hommes nus dans l’espace où je suis né
de ces dompteurs d’oiseaux érodés / engourdis dans le silence de la mort
que reste-t-il de ces enfants des presqu’îles / des archipels des corsaires et pirates / frères de sang entre les doigts timbrés du soleil

ne reste que le temps des morts et cimetières baptisés par les dieux / l’encens / le goût de l’absinthe et les icônes en croix lavées par l’odeur de la mer et les voyages d’espoir sans amitiés qui ne suffisent qu’à mieux tisser la toile pour l’indigène cannibale

d’ici je bois au nom de la terre pour tous
petites et grandes Antilles habillées de l’ombre et de la déchéance
territoires des vainqueurs sans nulle posture souterraine
terres de migration souveraine
terres de poèmes et de poètes en liberté avec rire et bonheur
terres de sangs mêlés qu’il me soit possible aujourd’hui d’admirer

Cuba ô grandiose créature / magnétique et divine où le bât blesse dans les veines de ceux qui aiment la liberté de chanter Fidel CASTRO
la Jamaïque aux longues tresses de montagnes désespérées / Bob MARLEY / fils né de l’anxiété et de la musique / reggae de la présence et de l’absence des térébinthes
Portorico : au filin d’un continent qui fait encore la fête à l’éternel COLOMB / victime de ses voiliers ivres de mousse et d’écumes fraîches la Guadeloupe aux grands yeux infinis d’alcôve avec sa joie créole et ses vieilles douleurs
île distante où surgit le poète PERSE comme une lampe en garde-fou
la Martinique tel un lierre grimpe / Aimé CÉSAIRE et ses vers éternels / doux clichés sur les eaux où je m’installe bilingue auprès des ondines
Trinidad : grelot de pluie / douce comme une larme d’aquarelles / muette comme un noyé
et cet étang de rêves et de désirs NAÏPAUL à la tombée des regards et des monceaux de sa voix définitive

la terre envahie toujours de la mer des flots et des vagues
D’abord Colomb en plein délit océanique qui défie les lois de la relativité soufflant maux aux équipages forfaitaires de l’Espagne en fête
et ses inquisiteurs / bourreaux d’hier assoiffés d’or de sang
et de la femme indigène

Incas / Aztèques / Toltèques / Mayas tous frères devant dieux et les hommes aux grands voiliers si fiers et triomphants de la mer et de ses vagues mortelles depuis l’Espagne / depuis Lisbonne

finies toutes ces filles nues aux seins dorés de rocou toutes ces plages qui accueillent dans la mélasse solitaire poissons d’eau douce et un giron d’acacias à mettre aux enchères

finies toutes ces femmes accompagnées de l’enfant qui vit plein de bonheur et de promesses tous ces guerriers nus d’allégresse revenant de la chasse pleins de sourires et de baisers à partager avec la caciquesse

finies toutes ces journées précipitées de rencontres inoubliables dans la forêt des dieux Pan des hommes en transe qui retracent debout la marche à suivre de leurs conquêtes à venir

je vous plains ANTILLES à n’en plus finir avec les mots de la mémoire des flibustiers et corsaires (Cortès ou Francis Drake) partageant les terres et cette chanson anémique
naviguant d’une main et détruisant de l’autre journaux intimes / hiéroglyphes et papyrus qui vous tenaient tant à cœur

toute cette érudition disparue et cette paroisse anonyme et ce gamin non identifié
Et la voix de ce premier né ( tue ) qui fit le tour des manèges
et des îles

je nomme parfois ces yeux mouillés que vous posez entre moi et la solitude
unique présence avide de l’enfance infidèle à vos yeux qui écartent la nuit du meunier
et qui regardent les dieux endormis / déshabillés par les nuages dans la sérénité imaginée du souffle de la mer

toutes ces caves nourries de mots et de mensonges envoyés à l’Europe / aux infantes de Castille / à la fiancée du Maure et aux nobles abbesses des Asturies

tous ces échantillons d’hommes et de femmes des îles présents dans l’océan perdu / d’équations impossibles / de bâillements infinis dans d’incessantes douleurs catalanes si tant que dure la traversée

toutes ces tueries à la tombée des coupoles de neige
d’hommes des îles vierges qui pensaient à la santé des lucioles

tous ces baisers à haute voix qui ne pardonnaient pas
ô temps mémorisé dans l’oubli des morts et du poème
ô souvenance

je vous plains ANTILLES car je bois aujourd’hui à votre source vive de l’eau du silence et des salutations du matin
amante rien que pour moi et mes yeux si petits comme des lutins pâles dans la nuit

je vous plains sans vous imaginer quelque part dans la foulée des hommes à bras ouverts
des hommes debout qui ont fait la vie / qui ont défait la mort
quelque part aux aguets de la rose travestie / de ma réponse à la lettre du cacique épuisé

quelque part dans la laitance et dans la douleur du poème qui s’interroge
dans la continuité du caciquat à reconstruire
dans la maturation de cette maison en toit de chaume que je veux belle comme l’espoir / solide comme les pierres d’une cathédrale / plus haute que Babel et ses tours mais plus profonde que la grotte du bédouin

j’ai appris à vous regarder en face ( îles des caïmans étoilés ) dans les labyrinthes de vos yeux arqués et dans les profondeurs de vos fragments de pierre sauvage

je vous plains et je vous le dis dans l’élargissement des bras en fleurs / en pylônes de trèfle
dans la solitude du berger associé au troupeau
dans l’accomplissement du désir des femmes kabyles sans m’identifier ouvertement à la levée des récoltes des beuveries et des ivrognes

l’insoupçonné des noms propres en deuil et mélancolie du poème / helvète et serbe à satisfaire dans la mêlée des revendications / territoires de l’homme debout et de ses légendes sans même imaginer la démesure originelle des mots et de ses dérivés

ne serait-ce que le temps des morts et des poètes habillés de confettis … et si la gloire n’est qu’une blessure et le poème une marche dans l’allée du rêve

Lamentin 54 (Port-au-Prince), juillet 1999




BÔ KAY NOU


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